Ah ! Les souvenirs d’enfance !
Réservoir de bonheur – partie III
L’avantage, dans ma famille, c’est que l’on peut prendre les mêmes… et recommencer ! L’une des sœurs de maman est mariée à l’un des frères de papa – pratique ! –, ce qui a toujours resserré le cordon familial autour de quatre grands-parents, piliers centraux de notre enfance, identiques pour deux de mes cousines, ma sœur et moi – fantastique ! – dont papy-cachuètes et mamie Marinette.
À présent, direction Bessines, à six kilomètres de Niort, en lisière est de la paisible et bucolique région du Marais Poitevin, traversée par la Sèvre Niortaise et ses innombrables canaux. C’est ici qu’habitaient mes grands-parents paternels. Toujours ensemble et parmi nous, à 96 et 93 ans, ils sont aujourd’hui installés à 15 km de là, dans la charmante bourgade de renommée mondiale (s’il vous plaît !) ayant donné son nom au plus célèbre beurre français : Échiré.
Aussi délicieuses que précieuses, les images des étés à Bessines alimentent aussi ma citerne des souvenirs d’enfance. Convaincue d’y avoir souvent séjourné, j’ai vite rangé dans un tiroir cette étrange impression, lorsque mes parents m’ont notifié que nous ne restions ici jamais plus de quelques jours, avant de prendre nos quartiers estivaux pour trois semaines dans la grande maison de famille charentaise, où mes grands-parents nous rejoignaient, de toute façon. Comme si ma mémoire d’adulte déformait et rallongeait inconsciemment la durée de nos vacances chez eux. Témoignage du temps qui y passait trop vite, ou que je souhaitais plus long, certainement.
Quoi qu’il en soit, l’escale niortaise est sur la joyeuse route de mes souvenirs, et en fermant les yeux, je la revis.
Je me rappelle mes étés dans les Deux-Sèvres…
Notre arrivée dans la rue calme, bordée de pavillons au toit plat, de jardins proprement clôturés, entretenus, fleuris. Le cœur battant, à l’approche de l’immense maison (tout est peut-être légèrement surdimensionné, dans nos souvenirs d’enfant) au crépis couleur crème. L’excitation dans l’habitacle, à la joie de retrouver papy, mamie, Vizir – l’adorable bouvier des Flandres aussi haut que nous – et bien sûr oncle, tante et cousines, ayant eux, toujours habité dans le coin. Ils nous rejoignaient pour partager le premier (et non le dernier) festin d’un séjour que je pourrais qualifier aujourd’hui de gastronomique. La Ford Granada break de mes parents se garait le long du muret, sous un cerisier semblant bien plus vieux que la propriété et qui offrait ombre et fraîcheur à la carrosserie brûlante. Nous descendions, Anne et moi, en trombe, pour embrasser mamie Dédée, tout tablier et torchon dehors, avant de lui poser la question d’usage, somme toute presque vexante en y réfléchissant : « Il est où papy ? ». Sans se départir de son doux sourire, mamie déclarait, taquine : « Où voulez-vous qu’il soit ? » Et nous courions au jardin, impatiente de se serrer contre cet homme au bidon emmailloté dans un marcel blanc taché d’herbe et de terre, aux pantalons de toile offrant de multiples poches de rangements à son petit outillage, aux bottes crottées qui laissaient ensuite tous les indices de son passage dans la maison. C’est qu’il n’a jamais eu de véritables considérations pour le ménage et l’entretien du foyer, papy ! Au grand désespoir de quiconque se trouvant là, passant derrière lui, tel un balayeur de curling réinventant les règles. À dire vrai, à part celui de son râteau, je n’ai jamais vu papy tenir un autre manche. Outre le sceau générationnel – papy-cacahuètes s’étant toujours fait servir par mamie Marinette –, on le prenait comme il était, papy Yves ! Patience, indulgence et constance sont bien parmi les qualités de l’épouse entièrement dévouée qu’a été (et est encore) ma grand-mère. Évidemment, aujourd’hui, les courageuses petites mains du foyer-logement cuisinent et nettoient pour eux, mamie se repose.
À l’instar de la grande majorité des maisons de la région construites sur deux niveaux, et particulièrement dans la rue résidentielle, l’entrée se faisait par un escalier latéral extérieur, conduisant directement à l’étage où la totalité des pièces se trouvait. De mémoire, je ne l’ai que peu utilisé (dans ma toute petite enfance), conservant néanmoins les bribes des joyeux regroupements familiaux qui se vivaient « en haut », entre cuisine en formica, salon en velours et salle à manger en chêne. Le sous-sol n’était autre qu’un vaste espace regroupant garage, buanderie, chaufferie et autres pièces cloisonnées défrayant alors notre curieuse imagination de gosses.
Mes souvenirs les plus précis me font donc directement pénétrer dans ce qu’est devenu plus tard le sous-sol de la bâtisse, après réaménagement : une spacieuse cuisine ouverte sur une lumineuse pièce de vie (Stéphane Plaza, veux-tu sortir de mon corps !), et au fond, une chambre semi-enterrée, son bazar capitonné, sa naphtaline plein les placards. Une cabine de douche un peu oubliée et des toilettes que l’on partageait avec une colonie de faucheuses sur leurs échasses, limitant considérablement le temps passé à la besogne.
C’est ainsi que la vraie porte d’entrée, située à l’opposé, a souvent servi de décor aux mises en scène de la petite fille jouant « à la grande » et accueillant ses hôtes imaginaires pour le tea time en son humble demeure. Mes actuelles fantaisies sur le papier et autres allégories littéraires ne feraient-elles pas partie de moi depuis ma plus tendre enfance ?
Bessines, c’est d’abord la cuisine, et pas que pour la rime ! J’ai toujours connu mamie dans les casseroles et les fourneaux. Si à Angoulême, les repas étaient délicieusement simples et familiaux, ici, ils prenaient des allures de menus de restaurant étoilé. Ce lieu de mon enfance est associé aux effluves savoureux de sauce au beurre blanc sublimant de fins poissons, de volailles fermières, de gigots d’agneau, d’ail et de thym embaumant toute la pièce. De fricassées de cèpes, de plateaux iodés de crevettes, d’huîtres (LE péché mignon de mon grand-père) arrosées de citron ou de la divine sauce aux échalotes… De mets et autres pâtisseries amoureusement élaborés par le cordon bleu qu’était mamie. Ici, le four n’a jamais eu le temps de refroidir ! Les marcels de papy, affichant systématiquement le menu, n’ont eux jamais eu le temps de profiter de la journée ! Le lave-linge non plus ne se reposait pas beaucoup.
Bessines, c’est aussi l’immense terrain de jeu extérieur dont mes cousines, ma sœur et moi investissions le moindre recoin : chasses aux trésors, jeux de piste, parties de cache-cache… Le grand potager de papy qui fournissait à la cuisinière de nombreux ingrédients ; des plantes aromatiques aux légumes du soleil et fruits juteux cueillis sur l’arbre. Les conserves. La volière, les cailles, la colonie d’escargots que papy avait tenté d’élever sous serre… Les papillons, partout… et les fleurs, beaucoup ! Côté rue : des parterres fournis, luxuriants, un tableau végétal que Dame Nature habillait, au fil des ans, d’un toit de branches menant jusqu’au portillon. Côté jardin, tout au fond, un îlot et son petit pont de bois, encerclés d’un étang vaseux et coasseux. Tout autour et délimitant les parcelles et champs voisins, des fleurs, toujours des fleurs, que l’objectif de papy-le-photographe a immortalisées sur bon nombre de clichés. L’endroit était bucolique, servant un décor naturel aux scénarios de comédiennes en herbe que nous étions.
Si l’étage de la grande maison était majoritairement utilisé pour le programme télé du soir et le dodo, il déroulait aussi un plateau de jeu formidable pour nos parties de cache-cache ouatées. Mais pas que ! Le long couloir (moquetté), les chambres (moquettées), la salle de bain (moquettée)… devenaient, à la nuit tombée, le décor de scènes d’épouvante animées par le monstre des lieux ! Imaginez 4 à 6 petits-enfants, serrés dans le grand lit double en claquant des dents, ou encore arpentant le long couloir en hurlant, se dispersant dans les pièces (moquettées), priant pour (ne surtout pas) échapper à la bête sauvage et rugissante qui, selon l’effet de surprise et de trouille à provoquer, prenait l’aspect d’un loup ou d’un fantôme. Traumatisée ? Certainement… mais de bonheur, uniquement ! Qu’est-ce qu’on a pu clamer : « Papy, fais-nous peuuuuuuuur ! », lui réclamer : « Le monstre ! Le monstre ! » Et papy s’exécutait, parfois même sans y être invité, ce qui rendait le résultat encore plus flippant et notre joie encore plus grande ! Dissimulé sous une couverture, un drap blanc, enfin ce qu’il dégotait, il débarquait soudainement, où que nous nous trouvions, déclenchant simultanément la puissance maximale de nos décibels vocaux et celle du seuil de tolérance du reste de la maisonnée. Papy s’en fichait. Ce qui comptait, c’était faire rire et hurler ses petites-filles, être intégré à leurs jeux.
Toujours à l’étage, je revois précisément l’ancienne cuisine et son plan de travail un peu… collant. Le stock de gamelles toutes tailles et tous modèles, d’ustensiles et appareils électriques de pointe (pour l’époque), qui venait en renfort pour l’élaboration des longs et gastronomiques repas de famille. Double cuisine, double four, double frigo… double plaisir !
Outre la divine cuisinière, mamie Dédée était aussi couturière. Et là, c’est un énorme regret qui m’assaille… celui de ne jamais lui avoir demandé de m’initier. Parce qu’aujourd’hui, vu que ça me titille, une machine à coudre flambant neuve m’a été offerte. Quel dommage, encore une fois, de réaliser que le savoir-faire, la connaissance, les précieux héritages intellectuels, culturels et manuels de nos aïeux se sont évanouis au fil de notre vie, par notre unique faute de ne pas s’y être intéressés, « à l’époque ».
Mamie couture, mamie cuisine, mamie sourire, mamie la douce. Petit bout de femme à l’inoubliable odeur de poudre sur ses pommettes roses, de laque sur ses cheveux gris, elle a voué sa vie à son mari. Patience et abnégation. Ce que l’on sent encore aujourd’hui, c’est l’attachement inconditionnel que mes grands-parents ont l’un pour l’autre, comme le fil incassable d’une histoire éternelle.
Les activités de mon grand-père ont débuté à Saint Etienne, dans l’usine familiale de cycles (l’un de mes ancêtres ayant inventé et développé le dérailleur) où il était chronométreur-analyseur des cadences sur les chaînes de production. Il a terminé sa carrière à Niort, en tant que cadre dans une fonderie fabriquant rôtissoires, cuisinières et poêles en fonte. Un comble pour quelqu’un qui n’a jamais cuisiné ! Un parcours professionnel qui a offert à mes grands-parents un certain standing social, le confort d’une belle vie. Sa retraite, papy l’a ensuite savourée entre sa maison de Bessines – sa serre, ses fleurs et son motoculteur, sa barque glissant sur les canaux de la Sèvre niortaise – et l’entretien de la propriété héritée de sa belle-famille en Charente, en lisière de la Dordogne. Si ses trois fils ont toujours constitué son essentiel, son univers, sa fierté, le bébé de cet irréductible patriarche machiste restera certainement son accordéon. Tout comme son frère, feu tonton Albert, qui bravait avec son orchestre les routes de campagne en Charente pour se produire dans les bals de villages, papy Yves était un excellent accordéoniste, ne se faisant pas prier pour animer baptêmes, communions et autres réunions familiales. Mes petites billes ont toujours été hypnotisées par la dextérité de ses gros doigts sur les boutons si serrés de l’instrument ! Ça a toujours relevé pour moi de la magie ! Autodidacte et cultivé, l’intérêt de papy pour tous types de sujets historiques et d’actualité est encore collé au personnage presque centenaire qui consulte internet et envoie des émiles ; comprenons : e-mails.
Alors voilà, mes souvenirs de Bessines, c’est tout ça !
La naphtaline, la moquette et le velours. La fourrure bouclée de Vizir, ce gros nounours qui se laissait faire sans broncher lorsque, plus petites, nous nous affalions sur lui ou tentions de le chevaucher. Les fleurs, les papillons, les grenouilles de l’étang qui finissaient en persillade dans les assiettes. Les fourneaux, les gâteaux. Les jolis foulards colorés autour du cou d’une mamie coquette, son parfum fleuri. Le fantôme dans les couloirs, les morceaux joués à l’accordéon, la cave et ses trésors de garde, servis avec fierté aux amateurs de bons vins. Le gramophone, vestige d’une époque bien antérieure, qui crachotait des voix nasillardes sur des musiques désuètes… mais malheur à celui qui critiquait ! Ça, c’était de la musique !
Nos souvenirs nous construisent, font de nous ce que l’on est… Alors, bon sang, n’oublions rien !