Ah ! Les souvenirs d’enfance !
Réservoir de bonheur - partie II
Je me rappelle mes étés en Charente…
Le rouge des fraises. Le rose des framboises. Les grains chauds qui s’écrasaient dans nos paumes, lorsque ma sœur, mes cousines et moi, accroupies dans le grand potager d’Angoulême, nous bâfrions de ces fruits délicieux gorgés de sucre et de soleil. Les confitures, les compotes, les conserves. Les dizaines de rangs de patates, cucurbitacées et autres légumes presque oubliés, alignés au cordeau et parfaitement entretenus, qui constituaient tous les repas.
Papy, en uniforme de chauffeur de car, rentrant de son travail les poches pleines d’arachides qu’il distribuait avec amusement à ses petites filles, agrippées à ses pantalons. Un attendrissant cérémonial qui l’aura à jamais affublé d’un drôle de surnom : papy-cacahuètes. L’odeur ineffaçable des pastilles Valda – ces petites gommes mentholées, vieilles comme le monde – qu’il suçait toute la journée.
Mamie Marinette – de son vrai et non moins jamais usité prénom Marie-Madeleine (pratique d’antan consistant, pour on ne sait trop quelle raison, à rebaptiser toutes les âmes) –, sa bonhomie, ses réconfortantes rondeurs emprisonnées dans sa blouse à carreau surmontée d’un tablier. Les pelotes de laine multicolore qui se réduisaient au fil de l’avancée de ses travaux. Pulls, écharpes, chaussettes. Le cliquetis des aiguilles à tricoter, calé sur celles de la pendule. Tic-tac-tic-tac-tic-tac… Son sourire, perché en haut des grises marches en béton, ses petites filles les gravissant en riant.
La voie ferrée, en contrebas, juste devant la maison, où de nombreuses fois par jour, le passage des locomotives tractant leurs wagons de Bordeaux à Paris – et plus tard, les TGV – faisait trembler les vitres de la cuisine. Le grincement des roues en acier sur les rails. Mes mains sur les oreilles. Le vacarme des « toutoum, toutoum, toutoum, toutoum… » que je ne pouvais m’empêcher de compter.
Installée en pleine zone industrielle, voisine des établissements de construction de moteurs et alternateurs d’un leader sur le marché mondial, la maison acquise par mes grands-parents en 1957, alors que maman n’avait que cinq ans, n’est pas bien grande. Depuis le portail métallique et coulissant ouvrant sur une allée bordée de fleurs et de fruitiers, elle apparaît, tout au bout, telle une maison de poupée installée dans le mauvais décor, entre camions de chantier Playmobil et usines Légo.
À l’époque, seul l’escalier en béton, apposé au mur de gauche, permettait l’accès à l’intérieur, puisque les trois seules pièces (une cuisine et deux chambres) se trouvaient à l’étage. À l’intérieur, un seul point d’eau : l’évier de la cuisine. Les toilettes se trouvaient dehors, sous l’escalier en ciment. Le puits devant la maison, qui avait fourni l’eau durant les premières années, a vite été condamné au vu du danger qu’il représentait pour les quatre enfants en bas âge du foyer. En 1964, un agrandissement permit d’installer un minimum d’aisance dans celui-ci : une chambre supplémentaire à l’étage, ainsi que, juste en-dessous et reliée par un escalier un peu raide, une salle de bain et des toilettes.
C’est donc à l’âge de douze ans que maman découvrit un semblant de confort et de modernité dans sa vie.
Mes souvenirs d’Angoulême vont bien au-delà du puits mystérieux fermé par une planche en bois, des trains bruyants, des fleurs du jardin et des légumes du potager. C’est aussi, derrière une haie de buis, les poules, mais surtout les lapins de mamie. Je nous revois, ma sœur, mes cousines et moi, courir et nous disputer la tâche de les nourrir, pour avoir une chance de les caresser. Les énormes mamans lapines tapies dans le fond, les portées de lapereaux – minuscules – aux yeux fermés, aux oreilles collées, enfouis dans la fourrure de leur mère. On les regardait grandir et évoluer, devenir de merveilleuses petites peluches. L’odeur des grains mêlée à celle du foin dans les clapiers, que je respire encore en fermant les yeux.
Côté fourneaux, la tarte aux pommes de mamie Marinette a toujours recueilli le premier prix du jury familial. Sa pâte maison à la margarine, les grosses pommes du jardin, souvent habitées par de petits vers qui se tortillaient à la lumière du jour, que l’on épluchait avec application. Ces mêmes fruits, chipés sur l’arbre pour être directement croqués, qu’on lâchait en hurlant, comme si « la petite bête allait manger la grande ! » Les repas d’été à Angoulême se composaient de salades du jardin : concombres, tomates – énormes, difformes, charnues, sucrées – au goût inimitable, échalotes, ail, ciboulette… une explosion de saveurs dans la simplicité terreuse ! Pour les assaisonner, un secret aussi bien gardé que la recette de la tarte : la vinaigrette de mamie. Aussi, les haricots verts fraîchement ramassés, étalés sur la table en Formica, qu’il fallait équeuter en tentant de ne pas raboter la moitié de la gousse, pour que mamie les prépare ensuite avec du persil et de l’ail. Les cagouilles, stars des gastéropodes charentais, véritable institution culinaire de la région, cuisinées en cocotte, avec des tomates, de l’ail, du vin blanc, et farcies de chair à saucisse persillée. Le goût du terroir. Les odeurs de beurre rissolé dans la poêle en fonte. Les saveurs rassurantes d’une cuisine ordinaire, modeste, mais une cuisine de partage. Et la soupe ! Mon Dieu qu’il en a trempé, papy, matin, midi et soir, des tranches de pain rassis dans son potage zieutant ! Versées au fond de son assiette à calotte ébréchée, de bonnes rasades de vin rouge léchaient ensuite le reste du bouillon, pour « faire godale ». Ine boune godale, o fait dau beun (Une bonne godaille fait du bien).
Ce qui me surprend encore, en y réfléchissant, c’est le regard que nous avons porté, enfants, durant toutes ces années, sur les délicieux lapins en sauce, les poulets grillés, les petits-gris mitonnés à la charentaise, que mamie nous servait les dimanches. Parce qu’avant de finir dans nos assiettes, ces pauvres bêtes étaient nos amies et avaient toutes un nom ! Je me souviens de nos boîtes en carton, percées de trous, habillées d’immenses feuilles de salade, hébergeant des dizaines d’escargots baptisés qui se grimpaient dessus en bavant. Pauvres limaçons secoués, chatouillés, tarabustés par des gamines prenant un plaisir sadique à asticoter leurs antennes pour les voir se recroqueviller dans leur coquille. Et tout ça pour finir ébouillantés ! Évidemment, en grandissant, chacune de nous a fini par comprendre et accepter la triste loi de la nature. Enfin, sauf ma cousine Céline, fervent défenseur des opprimés à poils et à plumes, qui est restée, je pense, la plus marquée par le génocide « lapinesque » ! Je me revois, plus âgée et non moins effrayée, devant les clapiers, aux côtés de mamie qui ôtait avec dextérité le pyjama du pauvre élu destiné dans l’heure à passer à la casserole ! Vous dire que je ne conserve de ces tristes épisodes aucun traumatisme serait mentir, mais ne pas souhaiter les inclure dans mes souvenirs d’enfance heureuse des années 80 le serait tout autant.
À l’extérieur, sur la façade de pierre blanche : les pieds de raisin, la vigne, le trésor de papy, la base de la fabrication de la piquette. Ah ! la piquette de papy ! De la treille à la bouteille… et aux maux d’estomac, dixit papa et mes oncles, racontant des années plus tard l’épreuve du tord-boyau du beau-père. Plus loin, délimitant la partie avant du terrain et le grand jardin s’étirant à l’arrière jusqu’à l’usine, se trouvait le chai. L’antre de papy. Les barriques, la cuve, le pressoir, l’établi. C’est là qu’il élaborait son breuvage et rangeait ses outils. Motoculteur, remorque, objets usés, métal rouillé, manches disloqués, rafistolés. Fourches, pioches, boîtes en fer, en bois…
Dans le garage, les odeurs puissantes du bois humide et du vinaigre nous saisissaient dès le franchissement de la grande porte. La chaudière ; les tonneaux de piquette ; les bouteilles en verre, sitôt vidées, sitôt rincées, sitôt remplies. Et surtout, la 4L ! J’aurais voulu que vous le voyiez, papy, au volant de sa Renault 4, fier comme un chauffeur de car, sa casquette gavroche en toile vissée sur ses fins cheveux blonds, son bolide campé au milieu des routes de campagne ! C’est qu’il n’a jamais fait de réelle différence de conduite, papy, entre son gros car et sa 4L, Asteur ! Et monter à l ‘époque avec lui était faire preuve de courage, ou d’inconscience !
Lors des chauds mois d’août, mamie et moi partions en bus jusqu’aux remparts de la ville, puis à pied au travers du Jardin Vert, le poumon de la ville. Je nous revois aussi, le soir, le long de la voie ferrée, main dans la main, lorsqu’elle m’emmenait avec elle à son travail, à quelques centaines de mètres. Dans les bureaux de l’entreprise de transport Citram, après qu’ils soient vidés de leurs employés, elle faisait le ménage. J’en ai ouvert, des tiroirs métalliques, par curiosité ; agrafé, des feuilles récupérées dans les poubelles ; composé pour de faux, combiné à l’oreille, des numéros inventés, pour des conversations de la plus haute importance ! Pendant que mamie astiquait, vidait, nettoyait, rangeait, s’échinait… je jouais dans mon coin à la secrétaire, avec insouciance et enchantement.
Vous l’aurez compris, mon enfance à Angoulême est empreinte de nostalgie, c’est ainsi.
Et lorsque je ferme les yeux…
Je vois les blouses à fleurs, les sabots. Le labeur de la terre, le bleu de travail, le béret. La 4L, la Citram, les Valda. Les magazines cochons de mon jeune oncle qui s’entassaient dans les tiroirs des tables de chevet. Les clichés en noir et blanc des aïeux, présentant des visages durs et marqués par des vies de souffrance. Les photos de mariage, en couleur, de mes parents, mes oncles et tantes. Celles des petits-enfants à tous âges, bien alignées, proprement encadrées, accrochées sur la tapisserie jaunie d’une pièce transformée, au fil du temps, en sanctuaire des souvenirs.
Je respire les effluves d’ail, de persil, de pommes chaudes et de bouillon. Le relent du vin émanant des barriques. Le vinaigre, les Valda, la terre battue. L’odeur du savon dans la salle de bain ouverte sur le jardin…
L’histoire de mes grands-parents maternels s’est construite en une vie rude aux petits moyens, un parcours familial qui a vu entrer bien tard le confort, l’eau courante et la télévision. Papy cacahuètes, né en Tchécoslovaquie le 14 décembre 1927, s’en est allé en 2003. Mamie Marinette, à presque quatre-vingt-dix ans, vit toujours chez elle, dans sa petite maison, agrandie et partiellement rénovée pour son confort.
J’y retrouve, à chacune de mes visites, l’empreinte indéfectible de mon âge tendre, le filigrane de mes souvenirs, intimes et précieux, le témoignage de mon enfance heureuse.
Quel meilleur hommage à nos aïeux que celui de consigner images, odeurs, bruits et saveurs, stockés dans notre esprit, afin de les raviver, encore et encore. Nos souvenirs nous construisent, font de nous ce que l’on est… Alors, n’oublions rien !

