L'oeuvre des super mitrailleurs: sitôt prises, sitôt diffusées, sitôt partagées !
Les photos et vidéos sur nos mobiles.
Mais avant de partager de manière digitale nos moments de vie avec les autres, ne devrions-nous pas d’abord les vivres pour nous ? L’instantanéité numérique n’est-elle pas en train d’exterminer notre spontanéité ?
Non, il ne s’agit pas du coup de gueule de la ligue de défense d’une vie sans technologie, ou celui des Amish ayant fait le choix comme tout le monde sait d’être coupés du monde moderne, ou encore la propagande des moines grecs du mont Athos en Macédoine ! Il est ici question d’une réflexion toute bête qui se réactive régulièrement chez moi en présence de ceux que j’appelle les super mitrailleurs.
La photographie, vous l’aurez compris, est un loisir que j’affectionne depuis longtemps, même si je suis loin d’être une experte. J’aime tenter d’immortaliser ce que mes yeux captent, jouant sur les prises de vue, les contrastes, la lumière, l’équilibre, en ne parvenant jamais cependant à mettre en boîte le ressenti, l’émotion, le frisson qui me parcourt face à la beauté des choses qui nous entourent, et c’est justement bien normal. Une vidéo est forcément plus parlante, mais il lui manque – à l’inverse – la fixité de l’instant. Comment retranscrire la spontanéité d’une couleur unique à un instant précis, un point, une seconde, lorsque tout n’est que mouvement ? Les vidéos sont parfaites pour nous aider à conserver les souvenirs, s’en rappeler l’ambiance, l’humeur, mais nous volent finalement le vécu pour le remplacer par une représentation immortelle de celui-ci. Parce qu'une chose est certaine : quand on filme, la scène est sur l'écran et non face à vous !
Ce qui m'amène au sujet : il ne s’agit pas, au travers de ce post, de remettre en question l’art photographique, le plaisir et la satisfaction que l’on en retire, cela va de soi, ni même de critiquer le fait qu’aujourd’hui, quatre-vingt-dix pour cents des photos sont prises depuis des smartphone ; vivons dans notre ère ! Non, il est plutôt question ici de réfléchir à ce que l’on fait aujourd’hui quasi instantanément des clichés saisis en moins d’une seconde depuis nos portables, comme s’il fallait coûte que coûte enregistrer, consigner, figer… et obligatoirement… diffuser !
Prenons en premier exemple un moment magique que l’on décide de vivre dans un endroit choisi, sélectionné pour son cadre, sa beauté, sa sérénité, ce qu’il nous offrira d’unique, de mémorable, d’inoubliable. Je sors le bon vieux cliché (au sens figuré et péjoratif), pour que la scène parle à tous : une balade sur une plage au coucher du soleil fera l’affaire.
Sitôt arrivé sur ladite plage de sable blanc, face au lagon qui s’apprête à transformer pour plusieurs heures son bleu turquoise en un bleu nuit de circonstances, le super mitrailleur dégaine. Sans même prendre le temps de s’imprégner du décor aux couleurs singulières, du ciel à l’horizon passé du bleu au violet, puis du jaune à l’oranger, le téléphone portable est déjà en mode rafale, vidéo, selfie, pour soutirer au paysage sa féérie, lui arracher son élégance, interrompre sa poésie… Et pourquoi? Pour canarder un maximum d’images, les trier à une rapidité déconcertante, les ajuster, modifier, rogner, éclairer, contraster et je ne sais quoi encore, pour les poster sur Facebook, Instagram, Twitter, Snapchat, Pinterest, WhatsApp et autres réseaux sociaux afin d’abreuver les assoiffés de contenus immédiats qui – en moins de cinq secondes – ont déjà « liké », partagé, commenté, avec une frénésie cybernétique plus motivée par l’identité de l’expéditeur que par l’intérêt artistique de sa photo.
Nous pourrions décliner l’action en une multitude d’exemples parlants. Imaginons maintenant un dîner au restaurant entre amis dans un cadre sympathique, une ambiance musicale plaisante, une cuisine qui a l’air de ravir toutes les papilles ; bref, on est bien, on est heureux et détendus. Autour de la table, se trouve forcément une majorité de super mitrailleurs. Ça a commencé dès l’arrivée, clic, puis avant installation, clic, après installation, clic, avant commande, clic, après commande, clic, à l’entrée, au plat, au dessert… ça ne finit jamais ! Une tablée de photographes culinaires. Et clic la valse des crevettes roses sur leur lit de roquette (ben… des crevettes et de la salade, quoi !), et clic le risotto à la truffe blanche (comme si le cliché pouvait transmettre le goût unique et parfumé du champignon rare), clic à nouveau sur le fondant au chocolat et son coulis de fruits rouges. Faut quand même être tordu pour collectionner les photos des fondants au chocolat de tous les restaurants de France et de Navarre, vu qu’il n’y a rien qui ressemble plus à un fondant qu’un autre fondant ! Et je ne vous parle pas du nombre incalculable de selfies interrompant régulièrement les conversations (quelles conversation, d’ailleurs ?) ou des interminables pauses photos de groupe (ou par deux, ou par trois, selon le nombre) quand vous êtes sur le point de commencer enfin à déguster ce fichu risotto – à présent froid – qui ne vous renvoie déjà plus aucun fumet de truffe, et que vous devez reposer la fourchette et grimacer pour la postérité.
Le pire restant certainement la fameuse vidéo réalisée en autant d’exemplaires que de convives (pour autant de prises de vue infinitésimalement différentes, donc) s’il s’agit d’un anniversaire. Sérieusement, avez-vous déjà visionné à nouveau, en dehors du jour J (et c’est bien là toute la problématique), la vidéo de Ben qui réussit du premier coup par on ne sait quel miracle à souffler ses deux bougies sur le fraisier ? Waouh, trop fort, le Ben ! Même les applaudissements avinés des potes pour cet exploit ne suscitent pas vraiment d’intérêt majeur, avouons-le. Pourtant, aussi inutile que ce soit, la pluie de « like » se déchaîne déjà ; quelle misère !
D’accord, on le fait tous ! Je parle des photos, pas des applaudissements de dégénérés (quoique !). Oui, on veut immortaliser le coucher de soleil et refaire la photo vingt fois s’il le faut pour capter le meilleur dégradé de couleurs chatoyantes, le meilleur angle… pour être le meilleur photographe de couchers de soleil aux couleurs chatoyantes ! Oui, on veut garder le souvenir des quarante ans de Ben, du fraisier, de l’étiquette du pinard qu’on ne retrouvera jamais, de la carte du restaurant qui ne servira à rien dans la bibliothèque de notre smartphone, de tous les plats servis ce soir-là, mais dont on se contrefichera huit jours après. En prime, on veut suivre en direct les réactions et commentaires de nos petits amis Facebook sur les photos juste publiées, ce qui nous vaut une soirée en différé avec nos amis pourtant présent à nos côtés ce jour-là. Cherchez l’erreur !
Mais bon sang, pendant qu’on a l’œil rivé à l’écran, il ne l’est pas sur le présent, le paysage, le contexte, sur ceux qui vivent avec nous la soirée, sur ce qui nous entoure, ce que l’on respire, ce que l’on écoute et ressent, ce que l’on déguste et savoure ! Le ressac des vagues, le silence quand elles se retirent, l’horizon enflammé, tous les pastels qui se fondent ensuite dans une lumière divine et paisible, les rires spontanés des convives autour de la table, les silences, l’attention de tous pour écouter celui qui s’exprime, l’émotion, l’enthousiasme…
Car c’est bien pour émerveiller nos yeux que Dame Nature s’exerce chaque jour pour nous faire don d’elle-même et nous exalter ! C’est bien pour le plaisir de passer une soirée avec nos proches et amis que l’on se réunit avec excitation autour d’une bonne table ! Eh bien nous, c’est par écran interposé que l’on vit tout ça ! Au secours !
Ne vous méprenez pas, il n’y a aucune traduction de l’égoïsme dans mes écrits – c’est à l’opposé de moi – ; partager est ce que je sais le mieux faire.
Mais avant de partager, il s’agirait de profiter, tout simplement. Autrement dit, vivre en pleine conscience, une attention délibérée, ici et maintenant, sans jugement ni critique, sans pensée polluante, sans perturbation extérieure à ce qui est vécu sur l’instant. Juste ici et maintenant.
Car au final, celui qui poste pense partager sur le net ce qu’il vient de vivre, mais comment est-ce possible sans avoir vécu et partagé dans le réel ce même instant ? Celui qui reçoit pense vivre en simultané un moment dit de partage, mais comment est-ce possible en en saisissant qu’un morceau, une image figée, un instantané ? En étant extérieur à l’action et à la situation.
Alors bien sûr, le contenu multimédia présent dans chaque smartphone aujourd’hui représente pour son propriétaire une valeur inestimable. Les centaines, les milliers de photos et vidéos sont peut-être même ce que l’on a de plus précieux. Je le conçois volontiers, je suis la première concernée. Mais ne peut-on pas d’abord vivre l’instant présent, observer le mouvement, s’adresser au vivant, s’enrichir d’échanges humains avant de se réduire aux mises en scènes frelatées et à la surenchère du « like » ?
Il me semble urgent, dans une époque où le digital progresse à une vitesse vertigineuse, de trouver un équilibre, un rapport intelligent, entre l’humain et la technologie numérique, car à ce rythme-là, nous risquons tous de passer dangereusement et irrémédiablement à côté de l’essentiel, j’entends : à côté de ce que nous vivons, donnons, recevons et partageons au quotidien.
À la question : « Tu te souviens du fou rire général à la soirée des quarante ans de Ben ? », la réponse la plus logique, après quelques minutes de réflexion autorisées pour les cerveaux fatigués, devrait être : « Et comment que je m’en souviens ! Le soir où Xavier nous a fait chier toute la soirée avec ses selfies ? » et non : « Ben non, ça ne me dit rien, bouge pas, je dois avoir les photos quelque part ! »
Depuis quand un fou rire peut se prendre en photo ?
